6 questions à : Alexandre Page

Alexandre Page est historien de l’art et auteur de fictions historiques. Il est réputé pour la profondeur de ses recherches et pour ses romans qui donnent vie à l’Histoire avec intensité. Son premier roman, Partir, c’est mourir un peu, raconte, à partir de faits authentiques essentiellement relatés par les témoins des événements, les dernières années de l’Empire russe au plus près de la famille régnante. Son dernier roman, Abyssinia, est un diptyque d’aventure historique inspiré par Jules Verne et Rider Haggard, librement inspiré des explorations des officiers de l’armée russe Alexandre Boulatovitch et Piotr Krasnov.


3 questions sur l’écriture

Après avoir fait, j’imagine, énormément de recherches sur les personnes qui apparaîtront dans tes romans, comment décides-tu de la facette que tu vas explorer chez eux ?

Vaste question ! Quand je travaille avec des personnages réels, j’essaye déjà de ne pas trahir leur personnalité. Je me contente seulement de combler les trous si je n’ai pas telle ou telle info. Par ailleurs, j’essaye en principe d’être bienveillant si mes personnages principaux ont vraiment existé. Je ne me vois pas comme certains auteurs choisir un personnage vrai détestable pour en livrer logiquement un portrait détestable. Peut-être est-ce bankable (j’ai d’ailleurs le sentiment d’une naziploitation littéraire actuelle comme dans le cinéma de série Z des années 70-80), mais je préfère m’attacher à des personnages qui, même ambigus, me permettent de mettre en relief des valeurs, des qualités.

Après l’idée est toujours de ne pas trahir un personnage. S’il est avéré qu’il a tel ou tel défaut, je l’explicite également dans mon roman. Au bout du compte, c’est une réussite si le lecteur découvre le personnage au plus près de ce qu’il était, et voit davantage les qualités que les défauts.

Créer des personnages de A à Z et les envoyer dans le passé est une chose mais toi, tu écris sur des personnes qui ont vraiment existé. Peux-tu nous expliquer comment tu crées une histoire fictive dans ce contexte ? Dans tes romans, quelle est la part de faits historiques et la part de fiction ? Et comment décides-tu de la direction que prennent tes romans entre ces deux voies ?

Alors ça dépend vraiment de mon approche. Pour mon premier roman, j’ai procédé comme quelqu’un qui reconstituerait le visage d’un squelette par exemple. Il y avait une matière documentaire pléthorique qui me permettait, réunie, de combler presque tous les trous et de pouvoir construire un récit sans éléments de fiction. J’ai donc fait un premier jet avec un lot de sources principales et j’ai greffé les infos dans les interstices au fur et à mesure que je les croisais. À la fin, il y a très peu de fiction (même dans les dialogues, il y a beaucoup de matières issues de sources). Après, il y a quelques aménagements liés à la narration. Par exemple, une info contenue dans une lettre à l’origine sera exprimée dans une conversation par commodité avec mon récit.

Dans Partir, c’est mourir un peu seuls le narrateur et son environnement intime sont fictifs, car j’ai préféré prendre un narrateur extérieur, ne me sentant pas à même d’écrire tout un ouvrage à travers une voix authentique que j’aurais pu trahir. Partir, c’est mourir un peu n’est donc pas vraiment fictionnel, c’est plus le regard fictif d’un homme fictif devant l’histoire vraie.

Abyssinia est différent. Lui aussi s’appuie sur une grosse documentation, mais le récit est beaucoup plus libre. Je l’ai envisagé dès le début comme un Indiana Jones ou un Jules Verne, c’est-à-dire dans un contexte historique et géographique bien documenté, solide, mais avec une attention forte portée à l’aspect aventure et même une touche de fantastique. Cependant, pour la crédibilité des rebondissements je me suis souvent appuyé sur des exemples réellement arrivés à des explorateurs.

La véracité historique m’a aussi paru moins vitale dans Abyssinia dans le sens où le sujet est bien moins connu et où personne ou presque ne sera choqué d’un détail historique éborgné. Je l’avoue, j’ai tordu certaines choses, fusionné des éléments historiques survenus à plusieurs années d’intervalle, mais je doute que beaucoup perçoivent ce qui est véritablement historique et ce qui relève de la fiction. En dehors des grands faits historiques d’un côté, que je respecte toujours, et de l’autre des touches quasi fantastiques qui seront assez aisées à déterminer.

L’Histoire, en particulier quand elle est racontée de façon dramatique, plaît énormément. C’est presque impossible de ne pas être attiré par les mystères d’une époque qu’on ne connaîtra que par la narration. Mais les gens qui ont vécu dans ce qui est pour nous une période historique n’étaient pas plus intéressants pour eux que nous le sommes aujourd’hui pour nous-mêmes : on se lève le matin, on s’habille en suivant plus ou moins la mode du moment, on se rend aux rendez-vous ou on les évite soigneusement… Dans notre époque, qui, d’après toi, inspirera les auteurs de fictions historiques dans cent ans ? Et quels détails qui nous semblent sans intérêt aujourd’hui intéresseront ces futurs lecteurs ?

J’aimerais qu’elle plaise davantage encore ! Oui, c’est compliqué. Malheureusement, et comme le montre un peu l’énorme difficulté des auteurs à faire une place aux nouvelles technologies dans leur livre, à la hauteur de sa place dans nos vies, je crois que l’on traverse une époque très abstraite pour la littérature. Le quotidien est beaucoup plus minimaliste qu’hier, la dématérialisation galopante, et même les grands hommes (et femmes également !) de notre temps ont des vies finalement ternes par rapport à ceux d’hier. À mon avis, les gens s’intéresseront toujours aux émotions, aux sentiments, aux relations humaines. C’est le noyau dur en littérature depuis la nuit des temps et la seule chose de vraiment immuable à travers les époques.

Aussi, je crois que ce qui suscitera l’intérêt des auteurs historiques dans cent ans par rapport à notre époque, et des lecteurs également, ce sera plutôt la petite histoire. Celle des faits divers notamment, celle qui explore les travers humains, leur noirceur ou leur ridicule. Je ne pense pas que la grande fresque historique ou familiale sera le bon médium pour aborder notre histoire dans cent ans. Je ne vois pas un ouvrage digne des Rois maudits avec nos présidents ni un Guerre et Paix du XXIe siècle. Ça manquerait singulièrement de souffle. D’ailleurs, je trouve qu’aujourd’hui on se fait vraiment peur avec des souris par rapport à l’histoire d’hier, où les peuples affrontaient des loups.

3 questions sur la publication

Écris-tu de la façon qui te plaît et, par chance, les lecteurs adorent ton style ? Ou est-ce que quand tu écris, tu réfléchis à l’aspect commercial, penses à ce qui pourrait plaire aux lecteurs et écris dans ce but ?

Eh bien, j’ai une écriture que pas mal de gens qualifient de « dix-neuvièmiste ». Sûrement que cela vient de mes modèles qui sont presque tous de ce siècle. De fait, j’écris aussi plus naturellement des ouvrages se déroulant au XIXe siècle. Je ne réfléchis pas vraiment « enjeu commercial », sinon je n’écrirais sûrement pas des romans historiques et je privilégierais également des livres rose bonbon, alors que je suis plutôt adepte du drame ! Après j’aime l’éclectisme, donc j’aimerais m’essayer à des univers très différents, et je verrai si le lecteur vient ou pas. Mais je n’ai pas vraiment de démarche commerciale. De toute façon, se forcer à écrire un truc qu’on n’aime pas, en général c’est chaotique pour soi et le lecteur.

Si un livre est comme une discussion, une occasion d’entrer en contact avec les lecteurs, quels conseils donnerais-tu aux auteurs sur la façon de lancer leur première discussion ?

Question difficile. La tentation serait de penser au destinataire, à l’interlocuteur en entamant la discussion, mais je crois que c’est une erreur. Faut rester soi-même et seulement trouver les personnes les mieux à même d’être intéressées par un échange avec nous. Ça exige peut-être une démarche plus compliquée et longue de la part de l’auteur, qui doit trouver les bonnes personnes au lieu de s’adapter seulement au public, mais à mon avis c’est la meilleure solution pour que la discussion soit longue et satisfaisante, tant pour l’auteur que le lecteur.

À quelle fréquence penses-tu à la vente de tes livres ? Te demandes-tu si ton prochain roman sera un succès ou un échec ? Ou est-ce qu’à un moment tu as fini par te détacher de ces questions pour passer d’un projet à l’autre en toute confiance ?

Je regarde très peu mes ventes (ça évite de se faire peur !). Non, au-delà de la plaisanterie, j’essaye bien sûr de développer ma stratégie commerciale, d’identifier mes objectifs pour pouvoir faire de l’écriture une activité suffisamment rentable pour en vivre dignement, mais je ne suis pas obsédé par mes ventes, sachant qu’il faut un certain bagage pour vraiment décoller en autoédition, quelques publications également. Ça fait un an et quelques que je suis dans l’autoédition (on va dire un an si on ramène tout ça à une période normale, car le confinement a quand même pas mal dilaté mon activité), et la première année c’est celle de l’installation, du placement de pions, de la mise à feu des moteurs.

Évidemment j’espère que la deuxième, celle qui vient sera celle du décollage. Mais pour ça, faut venir avec des projets, des idées et essayer de faire en sorte qu’ils intéressent des gens. J’ai calculé qu’il me faudrait environ 3000 ventes sur un an pour atteindre mes objectifs. Trouver 3000 lecteurs intéressés par mes ouvrages sur plusieurs centaines de millions de locuteurs francophones dans le monde ça doit être faisable. Dur, mais faisable. Il n’y a pas de raison de ne pas y parvenir à terme.

Coralie Raphael
Coralie Raphael

Je parle beaucoup d'auto-édition et essaie d'aider les auteurs à comprendre dans quoi ils mettent les pieds. Parfois j'écris aussi des livres.
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Publications: 260

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