Vous êtes-vous déjà demandé, en écrivant, « Combien de jets ça va prendre ? ». Cette question peut sembler ne pas avoir de réponse, mais j’aimerais en proposer une. Et cette réponse, c’est trois. Trois jets, à condition que chacun d’entre eux soit abordé dans le bon état d’esprit et avec le temps nécessaire entre chaque jet.
Certains auteurs pensent que la différence entre un premier et un dernier jet se résume à quelques réécritures et à une bonne correction. Ce dont je vais vous parler ici demande un peu plus de patience.
Vous vous doutez bien que vous ne pouvez pas travailler sur plus d’un jet à la fois. Mais voici un mantra pour vous guider :
Sachez reconnaître à quel jet vous en êtes.
Chaque jet obéit à des règles différentes et savoir à quel jet vous en êtes peut vous aider à éviter le syndrome de la page blanche.
On lit souvent que Jack Kerouac a écrit Sur la route en un seul jet (en carburant à la benzédrine et à la marijuana) sur une période de vingt et un jours. Il a créé un rouleau de papier de 36,5 mètres de long pour ne pas avoir à s’arrêter pour alimenter sa machine à écrire. Mais il s’avère qu’il travaillait à partir d’un autre jet qu’il avait noté dans des carnets. Et si vous regardez attentivement le fameux rouleau, vous pouvez voir toutes sortes de corrections ; ces corrections sont, en fait, son troisième jet.
Trois jets, pas un, pas quarante-deux. Vous avez peut-être déjà lu cette citation d’Oscar Wilde :
J’ai travaillé toute la matinée à la lecture des épreuves d’un de mes poèmes et j’ai enlevé une virgule. Cet après-midi, je l’ai remise.
Ça ne compte bien sûr pas comme un jet. Ce que vous essayez de faire, c’est de vous attaquer à votre livre, pas de le bricoler. Parce que le but n’est pas de passer toute sa vie à écrire le même livre. J’appelle le premier jet le jet bordélique, qui consiste à écrire tout ce qu’on a à raconter. J’appelle le deuxième jet le jet méthodique, qui consiste à donner du sens à ce qu’on a écrit. Et j’appelle le troisième jet le jet définitif, qui consiste à faire en sorte qu’il soit bon. C’est ce jet que vous allez publier si vous êtes un auteur indépendant ou que vous allez envoyer aux maisons d’édition si vous souhaitez suivre la voie traditionnelle.
Le jet bordélique
Vous avez peut-être déjà vu ce débat sur la meilleure façon d’écrire entre les jardiniers et les architectes. Un jardinier, c’est quelqu’un qui, comme son nom ne l’indique pas, écrit dans la plus grande improvisation. Un architecte, en revanche, est une personne qui prépare méticuleusement chaque projet.
Ce n’est pas un vrai débat, à mon avis, car nous sommes les deux à des moments différents. Même le plus ardent des jardiniers est obligé de garder une trace de sa prochaine étape et de ce qu’il a déjà accompli, tandis que même le plus rigoureux des architectes est surpris quand il s’assoit à son bureau et découvre quelque chose de nouveau dans son histoire. Il y a une interaction entre l’architecte et le jardinier, et bien que chaque auteur soit différent, je vous suggère de créer le jet bordélique en jardinant.
J’ai entendu dire que les auteurs ont souvent besoin d’une permission pour « jardiner », probablement de la part de leur côté « architecte », qui lui aime faire des plans, mais ne parvient pas à se lancer. Sachez aussi qu’il existe une méthode pour éliminer les répétitions et renforcer les bases entre le premier et le deuxième jet. C’est à ça que sert le jet méthodique.
Un bon premier jet couvre le terrain, pose les fondations, vous permet de tester et de vous familiariser avec votre matériau (ou, du moins, avec la partie accessible dans un état conscient). Les jets suivants rempliront ce réservoir, approfondiront votre compréhension de ce que vous faites, et vous permettront de renforcer les connexions et d’ajouter des nuances.
En gros, si vous vous sentez désorganisé, c’est bon signe. Ça signifie que vous n’avez pas choisi un sujet trop facile et que vos conclusions ne sont pas trop fades. Avec ce jet, vous accomplissez quelque chose d’important et d’organique. Continuez à l’écrire et ne vous inquiétez pas même si vous avez l’impression que c’est le bordel.
Le jet méthodique
Le jet méthodique est à l’architecte ce que le jet bordélique est au jardinier. Si vous vous sentez jardinier, vous voyez peut-être la planification d’un roman comme votre Kryptonite. Je pense comprendre d’où vient cette appréhension. Pour le jardinier, écrire en partant de zéro procure la plus grande joie. Ensuite, même s’il admet que c’est efficace de s’organiser et de rester organisé, ça ne l’empêche pas de craindre que son moment préféré de l’écriture soit derrière lui.
Quand je dis planifier, je pense au Plot Planner, à des listes, des diagrammes, etc. À ce stade, vous pouvez voir la planification comme la création d’une carte d’un territoire que vous venez de découvrir ; ce n’est pas parce que vous savez où accoster un bateau que vous connaissez l’intérieur du pays. Quand une région est entièrement cartographiée, elle peut perdre de son mystère, mais je ne pense pas que ça soit le cas entre un premier et un deuxième jet.
Il y a de nombreux types d’exercices que vous pouvez faire pendant le jet méthodique. Ce qui compte, c’est que vous adoptiez un état d’esprit propre à cette étape, en commençant par retirer le mot « réécriture » de votre vocabulaire. Ce n’est pas ce que vous faites ; vous révisez et revoyez votre travail au fur et à mesure que vous complétez ce deuxième jet.
Tout comme vous vous êtes autorisé à écrire un jet bordélique puis à vous arrêter d’écrire, autorisez-vous à commettre des erreurs lors du jet méthodique. Vous en ferez, mais vous écrirez également des choses étonnamment justes.
Le jet définitif
Quand vient le moment d’écrire le troisième et dernier jet de votre travail, le jet définitif, il est temps de trouver des personnes de confiance et de leur demander leur avis (que vous prendrez en compte ou pas).
Il ne vous faut pas n’importe quel retour, il vous faut un retour constructif, motivant et révélateur pour vous aider à préparer votre jet définitif. En tout cas, c’est ainsi que les choses sont censées se passer. C’est à ce moment-là que vous faites appel à des bêta-lecteurs.
Pendant les deux premiers jets, vous vous êtes posé des questions. Certaines se sont résolues naturellement, d’autres ne se sont pas avérées être de vraies questions. Restent celles qui n’ont pas encore trouvé de réponses.
Le questionnaire du bêta-lecteur est un moyen pour vous de poser ces questions. Vous devez les formuler avec soin pour que vos bêta-lecteurs puissent ensuite y répondre du mieux possible.
Pour les questions qui portent sur les éléments du roman, vous pouvez poser celle-ci:
- De quelle scène te souviens-tu le mieux ?
Ou une de ces variantes :
- Un des personnages t’a-t-il semblé particulièrement mémorable ?
- L’un des personnages était-il trop exagéré (c’est-à-dire mémorable, mais de façon négative) ?
- As-tu partagé les opinions d’un personnage ? Lequel, et pourquoi ?
La plupart des questions qui portent sur les éléments du roman sont en fait des questions « plus ou moins » :
- Moins de violence ?
- Plus de romance ?
- As-tu des questions auxquelles le manuscrit ne répond pas de manière satisfaisante ?
Vous pouvez également poser des questions qui portent sur le rythme et la structure. Ces questions sont un excellent moyen d’obtenir des idées sur et pour votre manuscrit.
- Certains chapitres du manuscrit t’ont-ils paru mal développés ?
- Quelles parties as-tu eu envie de sauter ?
- Où as-tu eu ressenti le plus d’émotion ?
- Les réponses à tes questions sont-elles arrivées plus tard que tu ne l’attendais ?
Quand je reçois les retours de tous les bêta-lecteurs, je garde les réponses qui me parlent le plus et je commence à dresser une liste de corrections pour mon dernier jet.
Quand vient le moment de vous lancer dans le jet définitif, je vous suggère de faire des sauts dans le manuscrit. Le premier jet, vous l’écrivez dans l’ordre où les idées vous viennent. Le deuxième jet, il vaut mieux le revoir dans l’ordre de lecture, car vous vous aidez de la progression de l’histoire pour apporter des changements. Mais dans le troisième jet, vous pouvez vous balader où bon vous semble dans votre manuscrit.
Bim. En plein dedans.
Pas une révélation non, mais des mots sur ce que je vis actuellement en tant que « nouvel » auteur.
Je vais même pousser ta réflexion au développement même de ce « nouvel » auteur que je suis.
Mon premier roman m’aura montré ce qu’est l’écriture.
L’émotion du point final, l’excitation de la diffusion de l’histoire, la création d’une 1ere de couverture et le travail insoutenable d’une 4e de couv qui attire le lecteur.
Le second roman, en cours, m’aura permis de trouver mon rythme et comprendre la patience nécessaire pour faire un meilleur travail, et justement, le bien fondé d’une 3e réécriture/3e jet (rayez la mention inutile).
Je pense que le troisième roman sera celui qui sera le point de départ à la professionnalisation de cette activité, par l’application des méthodes mises en place.
Bref, un grand merci pour cet article.
Je pense que tous les auteurs ont plus ou moins ce cheminement. Je trouve ça bien résumé.
Concrètement, tu peux aussi rajouter le quatrième jet, que l’on réalise souvent la mort dans l’âme après s’être pris des refus-type pendant un an. x)
A mon sens, un jet = une réécriture complète du roman de A à Z. Le nombre de réécriture dépend de chaque manuscrit, mais c’est difficile d’y échapper. Souvent, plus on réécrit et plus le texte s’améliore.
Ce que tu ne dis pas sur le texte Sur la route de Kerouac, c’est qu’il lui a fallu 17 ans pour l’écrire, entre le moment où il en a eu l’idée (en 1940), et le moment où il a été finalement édité. (en 1957) (https://www.lexpress.fr/culture/livre/sur-la-route-le-rouleau-original_894777.html)
Ah, le quatrième jet ! Ça peut aussi être celui que tu réalises après une discussion avec éditeur !
Oui, pour Jack Kerouac, j’ai pensé que ce n’était pas utile de préciser combien d’années ça lui avait pris. Après tout, je dis bien en début d’article qu’il faut s’armer de patience. 😇
Merci pour le lien, en tout cas, j’étais complètement passée à côté de cet article !
Merci pour cet article, ça me semble être une très bonne approche !
Merci, Johnathane !