Les auteurs gagnent à écouter les conversations des autres, à se mettre à l’écoute de leurs voix. Des voix qui vont au-delà des grognements de colère et des cris de joie évidents. Une écoute attentive permet à l’auteur de développer son talent de ventriloque, sa capacité à projeter les répliques d’un personnage dans un discours. Cette compétence exige une bonne « oreille » en particulier quand il s’agit de la rigueur logique d’un grand dialogue. Le boucher et le boulanger sont peut-être en train de discuter. Mais quand le professeur de physique théorique apparaît de l’autre côté du comptoir, la conversation change. Une nouvelle voix s’élève dans la pièce. Le professeur se démarque, et le lecteur doit l’entendre ; c’est le client.
Prenons l’exemple de l’opéra et de l’utilisation des voix. L’opéra est le seul art occidental dans lequel la voix détermine le personnage ou, plus précisément, l’exprime. Pour les auteurs, l’opéra offre une série d’exercices pour les doigts, sinon des conseils.
Il existe une taxonomie des voix d’opéra appelée système Fach, si vous êtes intéressé par les détails. Mais il suffit de savoir que sept voix largement définies évoquent les personas qui régissent le programme de l’opéra : soprano, mezzo-soprano, contralto chez les femmes ; contre-ténor, ténor, baryton et basse chez les hommes.
Les sopranos, voix la plus aiguë des femmes, tiennent le rôle principal, celui de l’héroïne. Ou son opposé. Le « soprano lyrique », dont le rôle dépeint un personnage tendre et plaintif, est un peu plus nuancé. C’est le cas de Mimi, dans La Bohème de Puccini. Le livret, qui raconte l’histoire des « artistes » du XIXe siècle, exige une soprano lyrique pour incarner une femme qui tombe amoureuse et perd tragiquement la vie à cause des maux de la pauvreté bohémienne. Qui pourrait jouer le rôle de Mimi dans un roman ? Une jeune idéaliste, une bibliothécaire et une intellectuelle désespérément amoureuse et condamnée, comme le personnage de Liz Gold, pion sacrifié et héroïne involontaire dans L’espion qui venait du froid de John le Carré.
Il y a quelques années, le New York Times a publié un article disant : « Au cours des 35 dernières années au Metropolitan Opera, la mise en scène par Franco Zeffirelli de La Bohème de Puccini a donné près de 500 représentations et vendu 650 000 billets ». Faisons un peu de mathématiques pour auteurs. Traduit dans l’univers des romans indépendants (et en supposant que je fasse le calcul correctement), ça fait 18142 livres par an. C’est un bon chiffre. Vendu à 3,99 euros en tant qu’ebook, La Bohème rapporterait 72 390 euros chaque année pendant 35 ans. En touchant 70% du prix public hors taxe sur Librinova, ça représente un revenu de 50 673 euros par an. Un salaire de subsistance pour une famille. Ou une destination de vacances de premier choix pour les auteurs disposant d’un fonds fiduciaire.
On peut donc dire que l’opéra rapporte, mais comment peut-il rapporter pour l’auteur ? Prenons le clown, un archétype virtuel. Il ouvre l’opéra Pagliacci. S’appelle Tonio et apparaît avec un chapeau pointu et un masque de maquillage blanc comme du plâtre. Il fronce les sourcils plus qu’il ne sourit et annonce les premiers instants avant qu’une troupe costumée pour la dramédie ne monte sur scène et ne se dirige vers le meurtre.
C’est là un message pour l’auteur, une façon de donner de la dimension à un personnage. Souvent interprété par un baryton verdien (je crois), la voix de Tonio va de la mélancolie et de la supplication à l’ampleur et à la déclamation. « Comique », Tonio exhorte son public : « L’auteur a plutôt cherché à peindre une tranche de vie. Il a pour seule maxime que l’artiste est un homme, et que c’est pour les hommes qu’il doit écrire. Et s’inspirer de la vérité. »
Ces lignes sont de bon augure pour un clown ; il a été mis en scène à contre-emploi ; il est plus qu’il n’y paraît, c’est un homme aux multiples facettes, qui s’exprime à travers sa voix. Il voit l’intrigue se dérouler, connaît les acteurs, reconnaît leurs difficultés et assiste à leur mort. Quel clown ! Et c’est une figure familière pour les lecteurs, le Fou du Roi Lear, un arlequin qui voit son souverain sur le point de faire un choix désastreux, et qui lui conseille, par le biais de couplets, d’être prudent. « Ayez plus que vous ne montrez, Parlez moins que vous ne savez. »
L’opéra offre des parallèles avec l’imprimerie, mais il suscite aussi la parodie. Il s’apparente au théâtre japonais kabuki, formel et stylisé, bien que le kabuki vise le stéréotype. C’est culturel. Rien à voir avec la Brünnhilde de Wagner, personnage mythique autrefois représenté sous les traits d’une montagnarde portant des tresses, un casque et des cornes. (Voir Bugs Bunny dans « What’s Opera, Doc? » pour référence.) Brünnhilde, une Valkyrie immortelle, mi-déesse, mi-humaine, a besoin d’une voix à la hauteur de son rôle culminant, une mezzo-soprano épique dont les arias ardentes s’écrasent dans la bataille. (Lire Le Seigneur des Anneaux pour le contraste.)
Brünnhilde devrait cependant rester un personnage immortel pour les auteurs, malgré le risque de cliché. On ne change pas les archétypes, mais attention : les cuirasses et le tonnerre sont interdits. Mieux vaut les remplacer par des tatouages et un téléphone portable. Prenez Lisbeth Salander. (Si vous pensez qu’elle n’est pas une Brünnhilde, vous n’avez pas lu la trilogie originale de Steig Larson.)
La voix est importante et délicate, elle fait partie du costume d’un personnage au même titre qu’un masque en plâtre. Elle est là pour être utilisée, développée, modifiée dans une prose immortelle et des personnages complexes. Les grandes voix de l’opéra et de l’imprimerie requièrent des compétences et du soin. Le clown qui joue à contre-emploi, l’héroïne qui meurt dans la pauvreté, et une Brünnhilde qui parle à peine et écrit du code informatique. Les voix restent, comme les lettres d’un clavier, qu’il faut choisir pour en faire un récit, un personnage, une scène et une intrigue.