J’écris depuis plusieurs années maintenant, et voici ce que j’aime dire de cette activité : il faut écrire. Écrire tout l’après-midi, avec une tasse de thé fumante sur le bureau, quand rien ne vient pendant une heure, alors que le thé refroidit et que l’écran reste blanc. Écrire au cours d’une journée plus ordinaire, sans thé ni ordinateur. Vous êtes coincé dans les embouteillages sur le chemin du travail. Dans votre carnet, vous décrivez, avec la moitié d’un crayon trouvé sur le plancher de la voiture, le conducteur arrêté au feu rouge à côté de vous. Vous savez que de nombreux moments évocateurs de ce genre ne deviennent souvent rien de plus qu’un gribouillis parmi d’autres. Mais tant pis, écrivez-les quand même.
Faites la paix, si ce n’est pas déjà fait, avec l’idée de gaspillage. Gaspillage de ces gribouillis, gaspillage d’énergie, d’encre, de papier, de temps… (J’ai déjà écrit un roman qui m’a fait perdre un an.) Faites également la paix avec les contrariétés. Les personnages bâclés et les intrigues fatiguées. Les longues minutes passées à vérifier l’emploi de « ennuyeux » et de « ennuyant ». Celles passées à remplacer les traits moyens par des tirets cadratin. Pendant ce temps, en dehors de la page, la vie continue. Vous écrivez en attendant l’appel de l’hôpital pour le diagnostic TSA de l’aînée, en vous battant avec le service client d’une compagnie aérienne, en écoutant les pleurs du bébé (non, consolez-le), en écoutant la misère des nouvelles du monde : les inondations, les cyclones, les tremblements de terre, les vagues de grand froid, les guerres.
Et y a les phrases. J’écris malgré de très nombreuses mauvaises phrases et les incohérences de l’intrigue. Je l’ai fait pendant ces années avec ce roman. Je l’ai tiré dans la direction que je pensais qu’il devait prendre, plutôt que dans la direction qu’il souhaitait prendre. Ce qu’on dit est vrai : il faut laisser l’histoire mener la danse. Malheureusement, même quand vous le faites, il n’y a aucune garantie contre les mauvais embranchements et les impasses.
Vous écrirez des brouillons que vous décortiquerez, que vous découperez en morceaux, que vous étalerez sur des tables et par terre, que vous scotcherez au mur, que vous effacerez et que vous recommencerez. L’échec, quoi. De petits échecs, des mots et des phrases ratés. Et des échecs si grands et si terribles que vous vous retrouvez, peut-être, comme je l’ai été un jour, à sangloter sur le banc d’un oratoire. J’avais encore échoué dans la réécriture de ce maudit roman. Et je n’en pouvais plus.
Quand la publication d’un livre arrive (ce fut mon cas après avoir supprimé le roman raté et vidé la corbeille), écrivez également pendant cette période. Écrivez malgré la conviction que vous avez dit tout ce que vous aviez à dire (et pas assez bien, évidemment) et que votre imagination n’est plus qu’un ballon dégonflé et flétri. Rappelez-vous que l’état naturel du ballon, c’est le dégonflement. Vous avez déjà été confronté à ce problème à maintes reprises. Respirez profondément et ramassez le crayon sur le plancher de votre voiture.
Ce n’est qu’en écrivant tout ce que vous pouvez que le ballon commencera à se gonfler. Puis, miraculeusement, il vous emportera loin de votre voiture, de votre bureau, de la salle d’attente de l’hôpital ou de la file d’attente du supermarché. Plus haut, plus haut, jusqu’à ce que vous soyez grisé par le manque d’oxygène, par la douce ruée de possibilités. Le 1% de plaisir dans ces nuages vous permettra de continuer à avancer malgré les 99% de ce qui vous attend au sol. Promis. Mais pour y parvenir, il faut écrire. Quoi qu’il arrive.