Certains jours, mes carnets d’écriture ressemblent à une inquisition. Mes pages commencent et se terminent par des questions : en majuscules, soulignées, entourées. Beaucoup sont mineures : comment veulent-ils être appelés ? Quel est son travail ? Écriture = obsessionnelle ou négligente ? Pleure-t-elle dans le tram en rentrant chez elle ? Mais elles sont aussi importantes : qu’est-ce qui est vrai, le souvenir ou le moment ? Lui manque-t-il quelque chose ? AVONS-NOUS BESOIN D’ESPOIR ? Bien qu’elles puissent paraître frénétiques, ces questions ne sont pas un signe de confusion ou de désespoir. C’est le signe d’une curiosité nécessaire de ma part pour faire avancer une histoire. À chaque étape de mon travail, les questions sont mes outils d’écriture les plus essentiels. Je les utilise pour me sortir du flou. Ce n’est qu’en m’aventurant dans cet espace inconnu et inconfortable à plusieurs reprises au cours de l’écriture que je peux devenir plus réfléchie dans l’histoire que je raconte.
On ne peut pas arriver à « il était une fois » si on ne se demande pas « et si… » (parfois de la manière la plus absurde possible.) Il y a des années, Tom Perrotta a dit que son roman Les Enfants de chœur avait commencé en réalisant que les enfants qui s’amusaient dans une aire de jeu étaient arrivés là par le sexe. Il s’est demandé « comment réunir ces deux choses apparemment incongrues (le sexe et l’aire de jeu) ? ». Ce mariage de deux sujets improbables qui forme le germe d’une histoire m’a toujours marquée. Et les idées me viennent souvent sous forme de questions.
Quand je mets un point d’interrogation à la fin d’une idée ou d’une note qui me semble saugrenue (souvent parce qu’elle me semble trop difficile à écrire sur le plan émotionnel ou logique, parce qu’elle va à l’encontre d’une certaine norme), je me facilite l’entrée dans un espace que je crains probablement d’explorer. La position non engagée de ce point d’interrogation me permet de réfléchir et de rester sceptique, d’être plus ludique dans les premières étapes de l’élaboration et de la planification de l’intrigue. Pour emprunter une idée qui a bien fonctionné, « un couple d’adolescents amoureux qui se suicident » semble être une idée un peu folle. Mais ce n’est qu’une question, alors quel mal y a-t-il à l’écrire ?
Il m’est arrivé de revenir sur une question dans mes carnets et de l’ignorer. Mais le plus souvent, après l’avoir vue à la fois menaçante et prometteuse pendant un certain temps, ma curiosité prend le dessus. Le point d’interrogation devient un point (ou, si je suis particulièrement contente de moi, un point d’exclamation). Et, au lieu d’une possibilité farfelue pour l’histoire, il devient une vérité que je dois atteindre coûte que coûte. Je commence à réfléchir aux questions les plus pressantes qui font une histoire : comment et pourquoi ? J’essaie ensuite d’y répondre, chaque question creusant de plus en plus dans les détails. Ce que j’ai supprimé en ajoutant le point d’interrogation au stade du premier jet, c’est mon propre doute quant à la possibilité de trouver un moyen d’entrer. J’ai trouvé des portes.
Quand je relis mon travail, je cherche ce que le lecteur pourrait ne pas encore savoir. Puis je me demande si, moi, je le sais. Je griffonne des notes en marge comme le ferait une éditrice, avec des points d’interrogation à la fin, en me demandant s’il y a un problème de logique ou de motivation ou si un autre cheminement de l’intrigue a plus de sens. Je cherche les détails susceptibles de semer la confusion ou de distraire le lecteur et je me demande s’ils ont leur place ailleurs. Ou s’ils ont leur place tout court. Je travaille sur des brouillons en essayant de répondre à ces questions, en comblant les lacunes qui pourraient rendre le lecteur fou et le sortir de l’histoire.
Mais je ne fais pas disparaître toutes les questions. C’est au cours de la relecture que je clarifie la question centrale de l’histoire. Pas la question à laquelle l’histoire répond, mais celle que l’histoire pose. Car je sais que l’écriture d’un personnage est obsessionnelle, qu’il s’y est exercé dans son enfance. Mais je ne sais pas si nous avons besoin d’espoir. La réponse à cette question est personnelle. Une question centrale (par exemple, comment nous faisons notre deuil ou cherchons la stabilité, ou pourquoi nous continuons à espérer ou décevons les autres) est intentionnelle, mais elle n’a pas de réponse que l’auteur peut vous donner, pas dans le texte (mais peut-être autour d’un verre).
Les meilleures histoires utilisent ce que l’auteur connaît de son monde fictif (son aspect physique, sa population, les choix que font les personnages, tous ces « si », ces « pourquoi » et ces « comment » sur lesquels nous travaillons pendant l’écriture) pour emmener les lecteurs dans un espace où ils peuvent eux aussi se poser les grandes questions.