Quand les choses allaient particulièrement mal pour mon écriture et que j’étais envahie par le doute, je suis tombée sur les journaux que John Steinbeck tenait pendant qu’il écrivait Les raisins de la colère. Chaque matin, il se dirigeait vers son bureau et se réprimandait pendant trois pages d’être un imposteur. Ensuite, il mettait de côté ces notes accablantes et écrivait un autre chapitre magnifique de son roman. J’ai été étonnée de constater que les doutes qu’il avait mis sur papier ne l’avaient pas complètement paralysé. Je me suis également sentie merveilleusement bien. Oh, alors tout le monde a ça. Cette voix négative.
Dans différentes parties de ses journaux, Steinbeck s’en prend à son caractère, à sa capacité à poursuivre la tâche qu’il s’est fixée et à la valeur de sa propre existence. L’idée qu’il se fait de lui-même est si étroitement liée à son travail qu’on a l’impression qu’il a toujours frôlé l’effondrement émotionnel et je lisais ces journaux comme un thriller psychosocial.
Il commence par s’en prendre à son caractère général : « Personne ne connaît mon absence de facilité comme moi je la connais. » Il n’a aucune indulgence envers sa personne : « Toujours j’ai été faible. Vacillant et misérable. »
Au fur et à mesure que son roman progresse, son humeur s’assombrit. Je connaissais les hauts et les bas de sa vie, mais les journaux révèlent un regard si proche d’une âme en chute libre que j’ai eu peur pour lui au fur et à mesure de ma lecture.
« Dans ma propre personne », dit-il, « je ressens une bassesse qui offre la sensation physique d’une gueule de bois. Ça me dérange pendant la nuit. » J’imagine que ces nuits sont familières à de nombreux auteurs. Plus tard, il simplifie ses sentiments : « Terrible impression de perdition et de solitude. »
Le 16 août 1938, il écrit : « Démoralisation complète et apparemment insurmontable. » Je ne présente ici que quelques-uns des points saillants, des coups qu’il se porte. Ce niveau de souffrance qu’il s’impose m’a amenée à me demander si tous les auteurs entendent cette voix.
J’imagine que c’est le cas. S’engager sur la voie des auteurs qu’on admire signifie qu’on s’efforce toujours d’atteindre le travail abouti du talent des autres. On ne cherche pas à reproduire les premières ébauches de nos œuvres préférées. On n’y pense même pas. Nos premières ébauches, et notre processus de rédaction, ne valent rien comparés aux chefs-d’œuvre de nos idoles. Alors on doute. La création et le doute sont des jumeaux siamois.
J’ai continué à lire les journaux jusqu’à ce que je trouve la ligne qui résumait parfaitement toutes les critiques qu’il se lance. « Les oiseaux gris de la solitude qui sautillent. »
Ça semble résumer son hydre intérieure de haine de soi, un génie de l’infâme perché sur ses épaules. Les journaux de Steinbeck étaient le réceptacle des sous-produits naturels de la création. De ses efforts. J’ai eu du mal à lire tout ce qu’il se reprochait, mais d’une certaine manière, je le ressens maintenant comme un cadeau. Un avertissement. Je prends son honnêteté brutale comme une leçon pour compartimenter cette partie de ma personnalité, la rendre plus identifiable et donc, plus facile à écarter quand elle tente de juger mon travail inachevé. Je lis son journal et j’espère deux choses : que personne ne lira jamais les miens et qu’il me sera plus facile d’effrayer les oiseaux gris de la solitude.
Quelle belle introspection ! Et quelle lecture croisée entre Les raisins de la colère et ce journal « âme damnée » qui retranscrit ses doutes.
En moins « dramatique », je lis et relis « Big magic » d’Elizabeth Gilbert où elle explique qu’elle voyage toujours avec la peur/le doute/etc. mais qu’elle refuse juste que cette part négative soit au volant de la voiture !
Ah, j’aime beaucoup Big Magic, moi aussi !