Le mythe du lecteur universel

Les auteurs sont des conteurs d’histoires, tout le monde le sait. Ils sont aussi de gros consommateurs d’histoires, car le langage est notre moyen de découvrir le sens de ce qui nous entoure. Les histoires que nous nous racontons sont capables de mettre en scène la façon dont nous nous percevons et percevons le monde.

Il y a quelques jours, j’ai posé cette question sur Twitter :

Et je me demande s’il n’y a pas une drôle d’histoire qui a pris racine dans la communauté des auteurs. Cette histoire, je l’appelle le mythe du lecteur universel.

Pour comprendre ce qu’est le lecteur universel, je vais vous raconter comment j’ai commencé à me questionner sur l’existence de ce mythe.

Récemment, un auteur m’a contacté pour me demander conseil. Je lui ai demandé d’identifier le lectorat de son livre. Il m’a répondu : « Les lecteurs âgés de 15 à 35 ans et tous ceux qui ont déjà eu un chagrin d’amour. »

Ce qui m’a frappé, ce n’est pas la façon dont il a décrit son lectorat. C’était plutôt une impression de déjà vu. La même semaine, un auteur disait sur Twitter écrire pour des lecteurs de 14 à 25 ans. Un autre, que pour les garçons.

Il est peut-être temps d’énoncer une vérité évidente : « tout le monde » n’est pas un lectorat-cible. Les auteurs qui croient en l’existence d’un lecteur sans âge et sans genre ignorent la présence humaine de l’autre côté de la page. Qui lit votre livre exactement ? Si vous pensez que la réponse est « tout le monde », vous vous exposez à la frustration et à l’échec.

La naissance du mythe

Je me risque à parier que la plupart des auteurs qui écrivent pour le lecteur universel ont grandi au rythme des succès contemporains de Young Adult crossovers. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des livres destinés à des lecteurs âgés de douze à dix-sept ans, mais également très appréciés des lecteurs adultes. Les titres d’auteurs tels que John Green, Rainbow Rowell, J.K. Rowling, Jandy Nelson et Suzanne Collins peuvent être qualifiés de Young Adult crossovers. Leur lectorat a dépassé le public de jeunes lecteurs auquel ils étaient destinés.

Les conditions sont réunies pour que le monde se raconte une histoire (un mythe) sur ces succès. On cherche à les expliquer et les reproduire. Après tout, chaque auteur mentionné plus haut a vu au moins un de ses romans adapté (ou prochainement adapté) au cinéma. Warner Bros. a même posé une option sur Le soleil est pour toi de Jandy Nelson avant la sortie du livre.

De jeunes auteurs ont donc la tête remplie d’excellente littérature Young Adult, de rêves de premières de films et de cette forte conviction propre aux milléniaux que tout est possible. Il leur semble que tout le monde lit de la littérature Young Adult. Alors pourquoi ne pas écrire des livres destinés à tout le monde ?

La plupart ne réalisent pas que les succès qu’ils essaient d’imiter ont été écrits pour un lectorat bien précis. Ce qu’on écrit, et la façon dont on écrit dépend beaucoup de ceux pour qui on écrit. C’est pourquoi les auteurs ne peuvent pas se permettre de croire en un public qui n’existe pas vraiment.

Mythe vs Réalité

Les Young Adult crossovers semblent être lus par tout le monde. Mais au départ, ils ne s’adressent qu’à une petite part du marché. Sur les réseaux sociaux, de jeunes auteurs s’inquiètent parfois d’être catalogués comme auteurs Young Adult. Pourquoi ? À cause d’un autre mythe (bien plus ridicule). Écrire des livres Young Adult est plus facile, ou le Young Adult ce n’est pas de la vraie littérature. Ces auteurs semblent avoir peur de connaître le même sort que les enfants stars des films des années 80/90. Ils craignent d’être voués à un échec retentissant lorsqu’ils grandiront pour écrire des livres destinés aux adultes.

Ce n’est pas plus facile d’écrire du Young Adult que de la littérature générale. Ce n’est pas facile tout court, non plus. Le Young Adult, ce n’est pas un genre littéraire qui sert d’entraînement avant de passer aux choses sérieuses.

Lors d’une interview (en anglais) accordée à l’occasion de la sortie de son roman Belzhar (roman Young Adult non traduit en France contrairement à ses autres œuvres de littérature générale), Meg Wolitzer cite l’ «immédiateté » du Young Adult comme un facteur déterminant de la prose, par opposition à la fiction pour adultes, plus « axée sur le langage ». Ce que j’aime dans cette distinction, c’est qu’elle ne privilégie pas l’un par rapport à l’autre. Susciter l’immédiateté ou faire ressortir les nuances de la langue, il n’y a pas une option meilleure que l’autre. Et bien sûr, l’un n’empêche pas l’autre.

Il me semble que les auteurs qui croient au lecteur universel croient aussi qu’ils doivent se montrer sérieux et adultes (même quand ils écrivent du Young Adult). Leur approche consiste à introduire un personnage principal plus âgé que le protagoniste type de Young Adult tout en conservant dans l’intrigue les thèmes du premier amour, de la rébellion contre l’autorité et de la découverte de soi.

Leur prose est marquée par l’immédiateté dont parle Meg Wolitzer. Les personnages font preuve de la même instabilité émotionnelle que leurs jeunes homologues. Et ça, c’est un problème. On peut pardonner aux adolescents de 16 ans d’agir sous le coup de l’émotion, et même les trouver attachants. Mais des personnages de 18 ans ? D’une vingtaine d’années ? Comme nous, ces personnages doivent accepter le passage du temps et faire preuve de la maturité correspondant à leur âge.

Je pense qu’un auteur qui refuse d’admettre qu’il écrit du Young Adult, ou qui persiste à nier le jeune âge de ses personnages, fait preuve d’une certaine immaturité. Encore une fois, ça revient juste à mal identifier les raisons pour lesquelles un livre s’adresse à un lectorat précis.

Les auteurs ne peuvent pas écrire pour un vague lecteur universel. Ils ne peuvent pas non plus écrire exclusivement pour eux-mêmes. La véritable magie d’un livre se produit lorsque les mots d’un auteur et l’esprit d’un lecteur créent quelque chose de nouveau. Comment un auteur peut-il réaliser cette délicieuse symbiose s’il est obsédé par la conscience de soi ? On doit dépasser sa peur d’être jugé et embrasser le lectorat qui nous aimera tels qu’on est.

Au-delà des mythes

Lorsqu’un auteur écrit à « tout le monde », il laisse au cœur de son texte un vide qui pourrait et devrait être comblé avec un objectif et de l’authenticité. Vos mots doivent atterrir quelque part. Vous devez savoir où avant d’écrire.

Ce qui fait un bon Young Adult crossover selon moi, c’est une histoire qui prend aux tripes. Qu’elle soit parsemée ou non de Poudlard, de musique punk ou de cyborgs, ce n’est pas ça qui compte. Un Young Adult crossover vraiment réussi repose sur la profondeur des personnages et la représentation nuancée des relations. C’est d’ailleurs la base de tout bon roman.

Tout est bien qui finit bien

Le mythologue Joseph Campbell voyait le mythe comme une expérience de la vie. Pour une génération d’auteurs, cette expérience inclut un âge d’or de la littérature Young Adult qui a dépassé les limites supposées du genre. Il est tentant de mythifier ce phénomène. Mais ces romans Young Adult ne doivent leurs succès qu’à l’heureuse rencontre entre des auteurs immensément talentueux et un public singulier. Les auteurs qui espèrent surfer sur la vague Young Adult devraient garder leur public à l’esprit et se concentrer sur ce que les auteurs de n’importe quel genre littéraire font depuis toujours : écrire de bons livres.

Coralie Raphael
Coralie Raphael

Je parle beaucoup d'auto-édition et essaie d'aider les auteurs à comprendre dans quoi ils mettent les pieds. Parfois j'écris aussi des livres.
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