Longtemps contrainte au silence, Francesca Gee, journaliste britannique d’origine italienne, a sorti un livre intitulé L’Arme la plus meurtrière, le 28 septembre dernier. Elle y dénonce les agissements de Gabriel Matzneff, du milieu qui l’a protégé et l’emprise exercée sur elle pendant des années.
Francesca Gee a choisi d’autopublier son ouvrage, à mi-chemin entre l’enquête journalistique et le témoignage. Elle a eu la gentillesse de répondre à mes questions sur son parcours et son nouveau projet.
Vous avez étudié le journalisme, mais aussi la création littéraire à l’université Columbia, cela vous a-t-il aidé à écrire L’Arme la plus meurtrière ? Quand avez-vous commencé ?
Je me suis inscrite à Columbia University sur une intuition, un coup de tête. Cela me tentait beaucoup, de passer deux années à New York, ma métropole préférée, à lire et à écrire ; mais c’était un coup de tête un peu coûteux. J’ai tenté le pari, et par chance le dollar (américain) s’est effondré en 2008, peu avant le paiement de mes frais de scolarité !
Ce qui m’a beaucoup apporté, c’est d’être obligée de lire énormément, quatre ou cinq livres par semaine, des lectures imposées, qui m’obligeaient à sortir de mes habitudes, et aussi de devoir écrire sur toute sorte de sujets qui ne m’inspiraient pas spécialement. Surtout, c’est à Columbia que j’ai enfin lu et étudié la Divine Comédie de Dante, qui m’intimidait tant que je n’osais pas m’y plonger.
J’ai effectivement écrit certains passages de mon histoire avec Matzneff en anglais, quand j’étais à New York et plus tard en Asie ; persuadée de ne pouvoir jamais être publiée en France, je me disais qu’il me serait plus facile de trouver un éditeur aux États-Unis.
Vous dîtes avoir été empêchée de publier votre livre en 2004. Était-ce toujours le cas après la publication du livre de Vanessa Springora, Le Consentement, en janvier 2020 ?
C’est vrai, en 2004 Matzneff était intouchable ; on n’avait le droit d’en parler que pour chanter ses louanges. Le livre de Vanessa Springora a fait sauter les verrous, on peut dire qu’elle m’a ouvert la voie.
J’ai de nouveau essayé de trouver un éditeur à Paris, et jusque dans la province assez reculée où j’habite ; j’ai même espéré qu’un éditeur bienveillant se présenterait de sa propre initiative. Espoir vain dans la mesure où, comme l’a expliqué une éditrice à la personne qui me servait d’intermédiaire, « ce milieu est une grande famille ». Blackboulée un jour, blackboulée toujours.
J’ai fini par me dire que la seule façon d’y arriver était de me publier moi-même. Ce qui correspond d’ailleurs à mon tempérament, plutôt indépendant et volontaire.
Avec qui avez-vous travaillé pour publier L’Arme la plus meurtrière ?
J’ai monté une entreprise d’édition, sous la marque La Bocca della Verità. Je suis aidée par deux avocats, un professionnel de l’édition, un webmaster. Pour moi il était essentiel de sortir un volume de qualité, imprimé sur du beau papier, avec une jolie couverture. Un ebook bon marché n’était tout simplement pas envisageable.
Une fois le livre prêt, la question de la distribution s’est posée. Comment cela s’est-il passé ?
Je m’attendais à ne vendre que par le bouche-à-oreille et les mailings internet mais, de façon inespérée, un distributeur indépendant s’est montré partant pour m’accompagner dans cette aventure. Aujourd’hui, la difficulté est surtout de faire face à la demande, à cause des délais nécessaires à l’impression du livre.
L’Arme la plus meurtrière est sorti le 28 septembre, date que vous n’avez pas choisie par hasard. Moins d’une semaine plus tard, le livre est numéro 1 des ventes sur Amazon. Comment vous organisez-vous pour la promotion ?
J’ai effectivement choisi le 28 septembre, date à laquelle aurait dû s’ouvrir le procès de Gabriel Matzneff pour apologie de viol sur mineur. L’annulation de cette procédure m’a outrée, ça montre toute l’étendue du non-dit qui continue de l’entourer.
Non que je lui souhaite du mal, à cet homme : il me semble trop vieux pour aller en prison. Mais une procédure publique, où les choses sont enfin dites devant un magistrat, aurait peut-être aidé à dissiper les remugles délétères qui continuent d’entourer cette affaire.
Quant au classement de mon livre sur Amazon, il est certes numéro 1 des ventes… dans sa catégorie, celle des Témoignages.
Pour la promotion, tout a commencé avec la diffusion du documentaire de Karine Dusfour, « Qui ne dit mot ne consent pas », sur France 2 le 8 septembre. Ça a donné envie à une journaliste du magazine Elle, Dorothée Werner, de m’interviewer. Après quoi les choses se sont enchaînées.
La pièce maîtresse de ma promotion c’est mon site, qui permet aux journalistes de me joindre. Comme vous l’avez fait vous-même, d’ailleurs ! Grâce à mon site, j’ai été contactée par une dizaine de médias différents. Sans oublier Denise Bombardier, dont j’ai été ravie d’avoir des nouvelles, dix-sept ans après l’avoir rencontrée à Paris.
Ce site me permet aussi d’être jointe par des lecteurs, touchés par mon livre, qui me font la gentillesse de m’écrire des messages parfois très personnels. J’ai même reçu des témoignages sur Gabriel Matzneff. La Bocca della Verità est le support essentiel de ma communication, et Twitter, où je suis présente depuis trois ou quatre semaines, est également un outil précieux.
Enfin vous prévoyez de sortir l’année prochaine un livre consacré à deux héroïnes de l’Italie médiévale. Sera-t-il lui aussi autopublié ?
C’est un travail que j’ai commencé il y a longtemps, quand j’étais à New York. L’heure est (presque) venue d’y mettre un point final. L’entreprise est plus ambitieuse que L’Arme la plus meurtrière, sur le plan littéraire comme sur celui de l’édition puisqu’il s’agira d’un « beau livre », avec des illustrations. À moins de rencontrer d’ici là l’éditeur qui me convienne, j’imagine que ce sera, une fois de plus, une autoédition.