Vous avez peut-être déjà entendu cet argument : il n’existe qu’un nombre limité de types d’histoires possibles.
Nous avons beau souhaiter qu’il en soit autrement, la créativité est aussi limitée que nous le sommes. Nous n’inventons jamais quelque chose de vraiment unique. Le mieux que nous puissions faire, c’est saupoudrer d’un soupçon de nouveauté le trope usé et, avec une gestuelle d’illusionniste, pousser un « tada ! » en espérant que personne dans le public ne perce à jour le subterfuge.
Ainsi, bien qu’il existe des millions voire des milliards d’histoires, il n’y a en réalité qu’un nombre très limité d’histoires possibles.
Combien ?
Je dirais qu’il n’y en a que deux.
Je sais. Vous avez probablement déjà entendu un autre chiffre. J’y reviens dans un instant. Mais je vais d’abord aborder une question plus urgente :
Pourquoi devriez-vous vous en soucier ?
Parce que c’est important. Comme un chef cuisinier, savoir ce qui définit le plat que vous êtes sur le point de créer vous aidera à comprendre comment le réaliser.
Et comment l’empêcher d’échouer.
Les deux catégories sont les suivantes :
- les histoires mettant en scène des personnages anormaux, et ;
- les histoires mettant en scène des situations anormales.
Personnages anormaux
Superman. Sherlock Holmes. James Bond. Gandalf. Shrek. Tous ces personnages ont un point commun.
Ils ne sont pas du tout comme vous et moi.
Ils constituent la base du premier type d’histoire. Des livres sur des personnages anormaux, des personnages qui sont différents du passant moyen dans la rue. Il a peut-être des superpouvoirs. Elle est peut-être incroyablement brillante. Quoi qu’il en soit, ces personnages ont quelque chose qui les fait sortir du lot.
Et c’est l’essence même de ce qui fait le succès de ces histoires. Prenez James Bond, par exemple. Dans Opération tonnerre, il doit arrêter un puissant syndicat du crime qui a volé deux bombes atomiques. Bien sûr, l’intrigue est intéressante, mais ce n’est pas ce qui retient l’attention. Avant même de lire l’histoire, vous savez que James Bond esquivera les balles, survivra aux explosions et désamorcera les bombes, tout en gardant sa cravate impeccablement droite.
C’est James Bond lui-même qui captive le lecteur.
La situation à laquelle est confronté le personnage anormal est beaucoup moins importante. Il peut s’agir d’une situation anormale (comme l’intrigue d’Opération tonnerre) ou même d’une situation parfaitement normale. Dans Spider-Man : The Darkest Hours de Jim Butcher (non traduit), une grande partie du livre suit Spiderman qui tente d’entraîner une équipe de basket-ball. Si Peter Parker n’était qu’un homme ordinaire, cette histoire serait plutôt ennuyeuse. Mais il n’est pas un homme ordinaire. Il est Spiderman.
Et c’est ce qui fait toute la différence.
L’inverse est également vrai. Même si la situation est tellement anormale que votre personnage a du mal à la gérer, le livre peut tout à fait entrer dans la catégorie des « personnages anormaux ». Les Dossiers Dresden, toujours de Jim Butcher, est un exemple de ce type d’histoire. Dresden est un magicien détective privé qui se retrouve souvent dépassé par les événements, combattant des forces qui dépassent ses capacités. Pourtant, il ne fait aucun doute que ces livres sont entièrement consacrés à Dresden. L’intrigue peut être intéressante, mais c’est Dresden qui fait vendre les livres.
Le plus souvent, c’est sur ces personnages anormaux que des séries interminables sont écrites. Prenez la série Alex Cross de James Patterson, qui en est actuellement à son 33e livre. Quel type d’intrigue peut être si compliqué qu’il faille trente-trois livres pour le raconter ? Mais c’est justement là le truc. Alex Cross n’a pas fait l’objet d’autant de livres à cause de l’intrigue. S’il y a autant de livres sur lui, c’est parce que son personnage est si intéressant que les lecteurs veulent continuer à lire sur lui.
Les livres consacrés à des personnages anormaux ne doivent pas nécessairement être racontés par ces derniers. Aucun des livres de Sherlock Holmes n’est raconté du point de vue du détective. Pourtant, un livre mettant en scène Sherlock Holmes n’est pas seulement un mystère, c’est un mystère de Sherlock Holmes.
Personnages normaux
Et puis, il y a l’autre type de livre. Ces histoires mettent en scène des gens tout à fait normaux, des gens comme vous et moi. Ils ont des compétences ordinaires, vivent des vies ordinaires et occupent des emplois ordinaires. Ils sont ennuyeux et, en soi, personne ne s’intéresserait à leur histoire.
Ce qui les rend intéressants, c’est la situation.
Dans Je te vois de Teresa Driscoll, Ella, une femme tout à fait normale, entend des gens flirter et se rend compte que deux d’entre eux sont des évadés de prison. Le lendemain, elle apprend que l’une des filles a disparu et se sent coupable, sachant qu’elle aurait pu les arrêter, mais ne l’a pas fait.
Ces histoires fonctionnent parce qu’elles vous amènent à vous poser cette question palpitante :
« Que ferais-je dans cette situation ? »
Si ces livres fonctionnent de la sorte, c’est précisément parce que leurs personnages sont tout à fait normaux. Dans Cujo de Stephen King, l’antagoniste pourrait n’être qu’un chien enragé, mais pour Donna Trenton et sa famille, Cujo est un cauchemar devenu réalité, comme le montre cette scène :
Comme s’il se rendait compte qu’on l’observait, Cujo leva la tête, la gueule dégoulinante. Il contempla la jeune femme avec une expression (un chien pouvait-il avoir une expression ? se demanda-t-elle, au bord de la folie) de dureté et de pitié mêlées… une fois encore, Donna eut le sentiment qu’ils se connaissaient maintenant parfaitement, et qu’il n’y aurait plus pour chacun d’eux de repos tant qu’ils n’auraient pas exploré jusqu’au bout leur terrible relation.
Imaginez maintenant que vous preniez cette scène et que vous remplaciez Donna Trenton par le Terminator d’Arnold Schwarzenegger.
Soudain, toute l’horreur disparaît. Cujo est un chien enragé ? Terminator est un « organisme cybernétique, un tissu vivant sur un endosquelette métallique ». La fin que Donna redoutait tant sera « Hasta La Vista, Baby Cujo ».
Mais il n’est pas nécessaire que le personnage soit strictement normal pour que la situation soit au centre de l’intrigue. Frodon Sacquet est peut-être un Hobbit qui porte une cotte de mailles en mithril et manie une épée magique, mais Le Seigneur des anneaux n’est pas le récit des aventures de Frodon Sacquet. Il est plutôt question d’une situation, celle de Sauron, de l’Anneau unique et de la menace qu’ils font peser sur la Terre du Milieu.
Ces histoires n’ont pas tendance à s’étirer en séries. Une fois que le personnage a géré la situation, nous nous désintéressons de sa vie. Bien sûr, nous pourrions lui créer une nouvelle situation, mais pourquoi ne pas créer un nouveau personnage à la place ? C’est même parfois une mauvaise idée de garder le même personnage trop longtemps. Si Jean le technicien continue de repousser des assassins mortels, combien de temps allons-nous lire avant de nous demander si Jean n’est vraiment qu’un technicien ?
Passage d’une catégorie à l’autre
Mais votre histoire n’a pas besoin de s’en tenir à une seule catégorie. Prenons l’exemple du voyage du héros, l’un des types d’histoires les plus courants. Ça commence avec un personnage normal plongé dans une situation anormale, et la seule façon pour lui d’y faire face est de se transformer en un personnage anormal. Le Voleur de foudre de Rick Riordan n’est qu’un exemple de ce type de livre.
De même, les personnages anormaux peuvent devenir normaux. Dans A Once Crowded Sky de Tom King (non traduit), tout un groupe de superhéros perdent leurs pouvoirs et sont contraints de s’acclimater à la vie normale. Quand ils sont de nouveau appelés pour arrêter une menace inconnue, leur absence de pouvoirs crée une intrigue tendue. Comment peuvent-ils arrêter cette menace en tant que personnes normales, alors qu’ils sont tellement habitués à être des superhéros ?
Alors oui, la transition d’une catégorie à l’autre fonctionne.
Mais ne pas s’en tenir à la catégorie choisie, non.
Par exemple, j’ai lu un livre sur un homme qui découvre qu’un assassin a été engagé pour tuer un inconnu au hasard, et qu’il est le seul à le savoir. J’étais intriguée, car l’idée d’une personne normale plongée dans une situation aussi folle était fascinante. Allait-il risquer sa vie pour faire le bien ? Si oui, comment allait-il stopper un tueur expérimenté ?
Puis, à mi-chemin, on apprend que notre protagoniste n’est pas aussi normal que ce qu’on m’avait laissé entendre. C’est un vétéran des opérations secrètes, entraîné à gérer des situations aussi folles que celle-ci. À bien des égards, il est plus dangereux que l’homme à ses trousses.
J’ai immédiatement perdu mon intérêt. Je voulais lire un livre sur une personne normale confrontée à un assassin implacable. Un livre sur un soldat coriace, extrêmement compétent qui affronte l’assassin ? Bof. Tout l’attrait du livre avait soudainement disparu.
Qu’en est-il des autres théories ?
Comme dit plus haut, l’idée qu’il n’existe qu’un nombre limité d’histoires possibles n’est pas vraiment unique. Certains pensent qu’il y en a trois, d’autres qu’il y en a vingt et d’autres encore qu’il y en a trente-six au total. Peut-être, la théorie la plus largement acceptée est qu’il y en a sept. Comment ma théorie des deux s’intègre-t-elle à celles-ci ?
Maintenant que j’ai expliqué la théorie, vous avez peut-être déjà remarqué qu’elles ne sont pas vraiment contradictoires. Tout est une question de perspective. La théorie des sept, par exemple, traite du nombre possible d’intrigues. Ma théorie, en revanche, s’intéresse moins à l’intrigue qu’à ce qui constitue l’ensemble de l’histoire.
Qu’est-ce que ça signifie pour vous ?
Entre autres choses :
- C’est une autre façon d’envisager votre histoire : écrivez-vous à propos d’un personnage anormal ou d’un personnage normal ?
- Une fois que vous connaissez la réponse, tenez-vous-y. Ne choisissez pas une catégorie pour révéler à mi-chemin qu’il s’agissait en fait de l’autre.
- Ça devrait vous aider à décider des caractéristiques à attribuer à vos personnages.
- Ça devrait vous aider à décider des situations dans lesquelles plonger vos personnages.
- Ça permet de savoir si votre personnage mérite ou non une série. Les personnages normaux ne le méritent généralement pas.
J’espère que cet article pourra vous guider, répondre aux questions sur la manière de faire fonctionner votre histoire. Mais il ne doit surtout pas vous limiter. Oui, il n’y a peut-être que deux types d’histoires dans le monde.
Mais si vous divisez un milliard par deux, il reste encore beaucoup de choses des deux côtés.