Suspense : révéler lentement les réponses

La question narrative, désir ou conflit clé de l’intrigue, ne doit pas recevoir de réponses d’un seul coup, ou trop tôt. L’écriture qui suscite des questions chez le lecteur est ce qui crée du suspense.

Pour arriver à ce paradoxe (des révélations qui alimentent le mystère), vous devez créer des personnages à part entière et retirer lentement les couches de leurs personnalités, caractéristiques, intentions et/ou motivations. Le narrateur non fiable est un excellent moyen d’y parvenir.

Les narrateurs non fiables créent du suspense

Un narrateur non fiable fait référence à un narrateur dont la crédibilité est compromise. Il est possible que les lecteurs ne le sachent pas avant la fin de l’histoire. Parfois, le narrateur est clairement non fiable dès le début.

Retrouvailles, par exemple, le roman d’Anne Enright, s’ouvre sur Veronica, la narratrice, qui dit vouloir raconter un incident de son enfance, mais ne sait pas si elle en est capable, car elle n’est pas certaine qu’il se soit réellement produit. Avec cette seule déclaration, nous savons que nous ne pouvons pas faire confiance à la narratrice. Mais nous ne savons pas pourquoi elle doute de la véracité de sa mémoire. Nous prévient-elle que sa mémoire est défaillante simplement à cause du temps qui passe ? Ou y a-t-il une raison plus sombre ? Souffre-t-elle de délires ? Est-elle mentalement malade ? Dans Retrouvailles, Veronica doit enquêter sur des secrets et des mensonges pour découvrir la vérité. Si la version des faits d’un personnage n’est pas digne de confiance, le lecteur doit attendre que l’intrigue se déroule avant de pouvoir connaître la vérité.

En tant qu’auteur, vous êtes en terrain sûr si votre personnage a du mal à se souvenir des choses. L’Innocence Project est une association américaine qui s’efforce de disculper les prisonniers condamnés à tort grâce à des tests ADN. Elle rapporte que les témoignages erronés de témoins oculaires sont un facteur décisif dans près de trois quarts de leurs affaires réussies. Et environ un tiers de ces cas reposaient sur plus d’un témoignage oculaire erroné. Il ne s’agit pas (du moins la plupart du temps) de mensonges délibérés. La mémoire n’est pas fiable.

Pour compliquer le tout, nous avons tendance à croire ce qui va dans le sens de nos valeurs. Nous complétons donc nos souvenirs avec ce que nous supposons être vrai. Ce processus se produit également de manière inconsciente, quand des incidents traumatiques empêchent tout ou une partie d’un souvenir de se former. Les personnages peuvent de bonne foi insister sur le fait qu’ils se souviennent avec précision d’un événement ou d’une émotion. Ils peuvent parler avec assurance, voire avec arrogance, et ils peuvent avoir tout faux.

Les narrateurs non fiables : l’innocent

Certains narrateurs ne sont pas fiables, car ils ignorent tout du monde qui les entoure. Ils sont peut-être trop jeunes pour comprendre le contexte ou les implications des événements. Huckleberry Finn, le protagoniste du roman de Mark Twain, Les Aventures de Huckleberry Finn, tombe dans cette catégorie. Huck est naïf. En raison de sa jeunesse et de son inexpérience, il interprète mal les incidents, se méprend sur les gens, ce qui entraîne des malentendus, des conclusions erronées et des situations dangereuses (comme s’associer à des escrocs). Ses choix sont crédibles, car sa naïveté sonne juste. La vision du monde de Huck permet aux lecteurs d’aborder des questions complexes à travers des yeux innocents, même si cette vision est un peu déformée.

La vie de Huck est compliquée par la détermination de Tom Sawyer à pimenter leurs aventures. Son innocence l’amène à prendre tout ce que dit Tom au pied de la lettre. Par exemple, Tom conçoit un plan élaboré pour libérer l’esclave fugitif Jim, et le suspense (et le danger) sont palpables. Ce n’est que lorsque la vérité est finalement révélée à la fin du livre que nous apprenons que Tom savait déjà que la propriétaire de Jim était morte et qu’elle lui avait rendu sa liberté.

La révélation tardive de cette information cruciale permet au suspense de monter. Le retard n’est pas tiré par les cheveux, car nous connaissons le caractère de Tom. Prendre des risques inutiles et ne pas réfléchir aux éventuelles conséquences lui ressemble bien.

Les narrateurs non fiables : le coupable

Mais de nombreux narrateurs non fiables ne cherchent pas à dire la vérité. Parfois, comme dans le roman d’Avi, intitulé Nothing But the Truth : A Documentary Novel (non traduit en français), le narrateur ment pour dissimuler une faiblesse ou un échec. Avi, (le pseudonyme utilisé par Edward Irving Wortis), raconte, sous une forme épistolaire, l’histoire de Philip Malloy.

Philip, élève de troisième et star de l’athlétisme du New Hampshire, reproche à Mme Narwin, son professeur d’anglais, ses mauvais résultats en classe. Après avoir obtenu un D, il ne peut pas intégrer l’équipe d’athlétisme. Mais au lieu de dire la vérité à ses parents, il prétend que ça ne l’intéresse plus. Quand Philip fredonne l’hymne national et que Mme Narwin le prend comme un manque de respect, la question suscite une attention nationale sur la nature et le rôle du patriotisme.

L’anatomie de la vérité est un thème important dans ce roman. Divers personnages disent la vérité telle qu’ils la connaissent ou la croient. Mais quand les déclarations sont mises bout à bout, on obtient une déformation de la vérité voire un mensonge. Comme il existe plusieurs versions de la situation, les lecteurs doivent attendre la fin du livre pour connaître la vérité. Dès le début, les lecteurs peuvent se demander si la version de Philip est digne de confiance puisqu’ils savent qu’il a menti à ses parents. Mais je pense que la plupart des gens ont surtout de l’empathie pour le dilemme de Philip et s’identifient à sa rébellion.

Parfois, la culpabilité d’un narrateur non fiable est moins ambiguë. Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie entre dans cette catégorie, tout comme Les Apparences de Gillian Flynn.

Les narrateurs non fiables : l’influencé, l’angoissé et le malade mental

Pour que la narration non fiable fonctionne bien, il faut que les motivations des personnages soient claires. Dans La fille du train de Paula Hawkins, une des trois narratrices, Rachel, n’est pas fiable, car elle voit le monde à travers un voile de désespoir. Une autre narratrice, Anna, n’est pas fiable non plus, car elle a des préjugés sur Rachel. Les deux femmes pensent avoir raison. Rachel se pense désespérée, et Anna est persuadée que Rachel cherche à se venger. Mais en fait, elles ont tort toutes les deux. On apprend la vérité que lorsqu’elles finissent par se faire confiance, chose qui ne se produit pas avant la fin.

Le narrateur du roman de Ken Kesey, Vol au-dessus d’un nid de coucou, le chef Bromden, n’est pas fiable, car il souffre d’une maladie mentale (la schizophrénie). Le chef Bromden rapporte des événements incluant des hallucinations (des personnes qui s’agrandissent et rétrécissent, des murs qui suintent de la bave). En parallèle, le thème sous-jacent de la société qui condamne les comportements non conventionnels afin de préserver ses propres normes est omniprésent. La nature déshumanisante des soins de santé mentale à la fin des années 1950 est perceptible tout au long du livre. Mais la cruauté d’un contrôle subtil n’apparaît clairement qu’à la fin, quand le chef Bromden refuse d’en supporter davantage. La révélation finale, qui le libère, est inattendue et réparatrice.

Laissez planer le suspense

Voici les étapes à suivre pour ralentir la révélation :

  1. Montrez à vos lecteurs une facette particulière de votre personnage, positive ou négative.
  2. Choisissez un ou plusieurs incidents qui forcent le personnage ou lui permettent d’agir d’une manière qui s’oppose à cette facette.
  3. Montrez l’incident sous un jour opposé.
  4. Révélez la vérité.

Imaginons que votre protagoniste, Alicia, anciennement reconnue dans le monde de l’informatique, est maintenant mère au foyer. Les scènes où on voit Alicia mettre des biscuits et glisser des petits mots « Bonne journée, mon grand ! » et « Bonne journée, ma grande ! » dans les cartables de ses enfants montrent qu’elle est une mère et une épouse dévouée. Elle garde un peu la main dans l’informatique en dirigeant une petite entreprise de prépa en ligne depuis chez elle.

  1. Le dévouement d’Alicia se manifeste dans ses actions quotidiennes. Elle passe des heures à travailler sur son entreprise de prépa. Elle met à jour les questions, vérifie les chiffres de vente et évalue les performances des clients.
  2. Vers la moitié du roman, Alicia accède à une partie cachée de son site. Avec une injection SQL, elle pirate la base de données d’une grande école et vole, puis vend des questions pour les prochaines épreuves d’admission.
  3. Alicia rencontre un homme d’un certain âge, Yann, et le supplie de la laisser tout arrêter. Yann refuse et la menace de la dénoncer si elle ne continue pas à voler et à vendre les questions des épreuves.
  4. Alicia se rend à la police. Elle avoue son méfait et explique qu’elle a eu l’idée de voler les questions d’épreuves d’admission pour aider son mari à entrer dans une grande école. À ce jour, il ignore ce qu’Alicia a fait. Il pense avoir intégré l’école grâce à de bons résultats, et au soutien moral de sa femme. Yann, révèle Alicia, est le responsable informatique de la grande école qu’a piratée Alicia. Quand il a découvert qu’elle avait piraté les ordinateurs de l’établissement, au lieu de la dénoncer, il l’a forcée à continuer, à vendre les questions et à lui donner une partie de ses revenus.

Il est clair qu’Alicia a fait le mauvais choix en volant les questions de l’épreuve pour aider son mari. Mais elle l’a fait sans mauvaises intentions. Le fait qu’elle n’ait pas cherché à faire du profit ne change rien à l’illégalité de l’affaire. Mais ça peut amener le lecteur à revoir son jugement. La dichotomie ajoute de la complexité au personnage et à la situation. Au fur et à mesure que chaque point de l’intrigue est révélé, notre vision du personnage change et le suspense s’intensifie.

Changer la perception du lecteur en superposant des informations contradictoires fonctionne bien dans tous les genres littéraires.

3 techniques pour ralentir les révélations

Les énoncés polysémiques, ouverts à l’interprétation ou qui suscitent des questions sont autant d’excellents moyens d’encourager l’implication du lecteur et de mettre en place des situations qui ralentissent les révélations. Voici trois techniques :

  1. Les déclarations polysémiques : évitez les déclarations trop générales. Dire « C’est un bébé heureux » est probablement trop générique. Vous pouvez être plus spécifique et ajouter quelque chose comme « Il sourit toujours ! » ou « Il est tellement intéressé par ce qui l’entoure, » ou « Il adore établir un contact visuel ». Ces détails ajoutent de la crédibilité et de l’intérêt à la phrase plutôt fade et vague « C’est un bébé heureux ». Mais vous pouvez avoir envie d’écrire de manière à ce qu’une déclaration générale ait plusieurs significations.
    Par exemple, lorsqu’un tueur en série est arrêté, ses voisins et collègues de travail disent souvent : « C’était un jeune homme si gentil et si calme. » Ça peut signifier qu’il est poli, mais timide. Ou qu’il est introverti et aime être seul. Ou qu’il a certains rituels qu’il suit en privé. Si vous avez préalablement laissé vos lecteurs jeter un coup d’œil à son intimité, quand le voisin prononcera la phrase clichée « C’était un jeune homme si gentil et si calme », ils hocheront la tête d’un air entendu.
  2. Les déclarations qui sont ouvertes à l’interprétation : votre objectif est d’écrire sans ambiguïté. Mais être intentionnellement ambigu, c’est autre chose. Vous pouvez intégrer cette ambiguïté dans la création de vos personnages pour montrer qu’ils ne sont pas que quelques mots jetés sur du papier ; ils ont de multiples facettes. Vous pouvez même créer un personnage avec un alter ego, comme la victime d’un meurtre dans Après le trépas, un roman policier d’Ed McBain. La victime est Sarah, une vraie mégère à la maison, mais aussi Sadie, une échangiste obsédée par le sexe, lorsqu’elle sortait le soir.
  3. Les déclarations qui amènent des questions : avec des phrases comme « Le maquillage ne couvrait pas tout à fait le coquard de Lydie », vous donnez à vos personnages la possibilité d’évoluer dans la direction de votre choix, ce qui crée des scénarios parfaits pour ralentir les révélations. Par exemple, voici un échange entre un couple d’un certain âge, François et Flora.

« Le maquillage n’a pas tout à fait couvert le coquard de Lydie », dit Flora en essuyant ses larmes.

François tapa sur son fauteuil. « Le salaud ! »

« On ne sait pas si c’est Étienne. »

« Qui veux-tu que ce soit d’autre ? Tu crois que Lydie en a un autre dans sa vie qui la cogne ? »

« Elle dit qu’elle est tombée. »

« Je vais le buter, ce con. Comme ça, notre gamine n’aura plus peur de tomber. »

Flora lissa sa jupe, puis planta son regard dans celui de François. « Je t’accompagne. »

Puis, une centaine de pages plus tard, alors que François et Flora se préparent toujours à passer à l’acte : « Comment a-t-elle pu avoir un autre coquard ? » demanda François. « Étienne est enfermé depuis vendredi. »

Chacune de ces approches est un moyen fiable de créer des situations subtiles et des personnages compliqués qui vont ralentir les révélations.

Coralie Raphael
Coralie Raphael

Je parle beaucoup d'auto-édition et essaie d'aider les auteurs à comprendre dans quoi ils mettent les pieds. Parfois j'écris aussi des livres.
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2 commentaires

  1. Ton article est très intéressant !
    Pour moi, il y a deux points de vigilance à respecter quand on veut jouer avec la fiabilité d’un personnage :
    – si le narrateur est non fiable, il ne faut pas oublier de donner au lecteur les éléments pour lui permettre de comprendre la vérité. En tant qu’auteur, il peut être grisant de créer un récit volontairement confus (Christopher Nolan style) et on a tendance à « oublier » (ou à omettre sciemment) de dé-flouter l’ensemble. Mais je peux garantir que le lecteur n’apprécie pas. 😀 (J’ai testé, j’ai appris, je ne le ferai plus ! )
    – attention aussi au point de vue de la narration et aux « faux mystères ». Si le point de vue de la narration est interne, le personnage n’a aucune raison de cacher au lecteur les informations qui lui viennent à l’esprit à l’instant T. Le lecteur doit avancer à la même vitesse que le personnage, quand bien même son point de vue ne serait pas fiable. Ça aussi, c’est… à la fois logique en théorie, mais pas toujours simple à mettre en pratique. ^^ On aime un peu trop les effets de style « ah… s’ils savaient mes pensées réelles… mais je ne leur dirai rien ! »

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