Pourquoi l’éditeur ne lit pas le manuscrit jusqu’au bout

La tension narrative, c’est la construction minutieuse de l’histoire, rythme après rythme, scène après scène, chapitre après chapitre, en utilisant les complexités de l’intrigue et des personnages pour faire avancer l’histoire dans un arc dramatique qui culmine au climax. Chaque scène doit être écrite de manière à ce qu’elle mène logiquement à la suivante, comme si vous reliiez un train miniature, wagon par wagon, posant des questions sur l’histoire au fur et à mesure que vous avancez sur la voie, poussant l’action vers sa fin inévitable, bien qu’imprévisible.

Il y a absence de tension narrative lorsqu’une scène ne mène pas logiquement à une autre.

Les scènes doivent être reliées entre elles, car les lecteurs ont besoin de savoir quelles sont les motivations du protagoniste et ce qu’il désire dans chaque scène. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il s’intéressera à ce qui se passe ensuite. Sinon, votre histoire se lira comme une série de scènes aléatoires qui s’enchaînent et n’aura rien de captivant.

La tension narrative donne de l’élan à une histoire ; c’est l’essence qui alimente le moteur de votre histoire. Vous pouvez aussi voir ça comme l’aimant qui attire le lecteur à votre histoire. Vous la reconnaissez quand vous l’avez entre les mains. Pensez au dernier roman qui vous a tenu éveillé toute la nuit, à celui que vous ne lisiez pas assez vite et qu’en même temps vous ne vouliez pas terminer.

Mais reconnaître la tension narrative en tant que lecteur et savoir comment la créer en tant qu’auteur sont deux choses très différentes. Voyons donc comment vous pouvez améliorer celle de votre histoire (et comment vous pouvez la saboter sans le vouloir).

L’art du questionnement narratif

Quand on parle de romans qui ont une puissante tension narrative, on ne parle pas que des page-turners écrits par Gillian Flynns, Guillaume Musso ou autres auteurs de thrillers. Les meilleurs romans, quel que soit le genre, se caractérisent tous par une puissante tension narrative. En d’autres termes, cela signifie que les auteurs maîtrisent l’art du questionnement narratif (les questions qui, quoi, où, quand, pourquoi et comment que les lecteurs se posent en lisant).

Peut-être qu’enfant vous rendiez vos parents fous en les questionnant pendant que vous regardiez la télé. Pourquoi Matt Dillon ne tire pas le premier (Police des Plaines) ? Est-ce que le capitaine Kirk va tuer tous ces mignons petits Tribules (Star Trek) ? Phelps peut vraiment entraîner un chat à devenir un espion (Mission Impossible) ? Je pourrai être Félindra quand je serai grande (Fort Boyard) ?

Une fois devenu auteur, cette manie est certainement devenue une déformation professionnelle qui menace toujours de gâcher le plaisir de vos amis et de votre famille qui eux, n’écrivent pas. Vous êtes celle qui se penche vers son partenaire quelques minutes après le début de Sixième Sens pour lui chuchoter : « Mais il est mort, non ? »

Si vous faites ça (à voix haute ou en silence) devant un livre ou devant la télé, félicitez-vous. Même si ça dérange vos amis ou votre famille, c’est une bonne chose. Vous pensez comme un auteur et vous vous demandez : « Qu’est-ce que je ferais si j’étais aux commandes de cette histoire ? » Tout aussi important, vous repérez les questions narratives dans le récit (et apprenez par osmose comment les intégrer à votre propre récit).

Les artistes qui réussissent le mieux équilibrent l’imagination et l’élaboration, la créativité et la logique. Pour un auteur, cet équilibre est essentiel, car même l’histoire la plus originale est vouée à l’échec si elle racontée de manière illogique. Une histoire doit être originale et construite de manière sensée, pour entraîner le lecteur de manière claire et nette avec des questions qui découlent logiquement d’une prose limpide et précise.

3 niveaux de questions narratives

Les questions narratives se posent aux niveaux macro, méso et micro, et votre travail consiste à les intégrer dans votre prose.

La question macro est celle qui guide toute l’intrigue : Cendrillon épousera-t-elle son prince ? Dorothée rentrera-t-elle au Kansas ? Comment Sherlock Holmes va-t-il résoudre l’affaire ?

Les questions méso sont au cœur de chaque scène : la marâtre de Cendrillon la laissera-t-elle aller au bal une fois qu’elle aura terminé ses tâches ménagères ? Dorothée survivra-t-elle au cyclone ? Le docteur Watson emménagera-t-il au 221B Baker Street avec Sherlock Holmes ?

Et les questions micro sont celles qui parsèment le récit à chaque occasion. Plus il y en a, mieux c’est, comme le montre l’exemple ci-dessous, tiré du Magicien d’Oz de L. Frank Baum :

La maison tourna sur elle-même deux ou trois fois et s’éleva lentement dans les airs. [Où va la maison ?] Dorothée eut l’impression d’être à bord d’une montgolfière. [Que va-t-il arriver à Dorothée ? Va-t-elle survivre ?]

Le vent du nord et celui du sud venaient de se rencontrer à l’endroit même où se dressait la fermette [Ça n’annonce rien de bon, si ?], la plaçant exactement au centre du cyclone. [C’est une bonne chose ou une mauvaise chose ?] Or, généralement, le calme règne au centre d’un cyclone, mais l’énorme pression du vent sur toutes les façades de la maison souleva cette dernière de plus en plus haut jusqu’à ce qu’elle atteigne le sommet du cyclone. [Haut comment ? Qu’est-ce qui va se passer si la maison tombe ?] Elle resta et fut transportée sur des kilomètres et des kilomètres, comme si elle était aussi légère qu’une plume. [Et Toto et Dorothée ? Que va-t-il leur arriver ? Est-ce qu’ils vont être transportés comme des plumes aussi ? Quand est-ce que la gravité va reprendre ses droits ?]

Si vous vous dites : « T’as pas trouvé plus vieux comme exemple ? Les temps ont changé et les critères sont différents maintenant », vous n’avez pas tort. C’est vrai que c’est un vieil exemple, que les temps ont changé et que les critères sont différents. Ils sont encore pires maintenant, du moins en ce qui concerne les questions narratives. Il faut commencer immédiatement par des questions convaincantes et continuer à en poser jusqu’à la toute fin, comme le fait Le conseiller d’Hilary Mantel dès le premier mot :

Terrassé, hébété, silencieux, il est à terre [Qui est à terre ? Est-il gravement blessé ou juste effrayé ? S’il est effrayé, par qui ? Est-il blessé à la tête ? Pourquoi est-il hébété ?], étendu de tout son long sur les pavés de la cour. [Des pavés ? Une cour ? Où est-il ?] Sa tête pivote sur le côté, ses yeux se tournent vers le portail [Quel portail ? Où mène-t-il ?], comme si quelqu’un allait lui venir en aide. [Est-ce que quelqu’un va venir l’aider ? Qui ? N’a-t-il pas de famille ou d’amis ?] Un seul coup, correctement asséné, suffirait désormais à l’achever. [Qui va le tuer ? Celui qui lui parle ? Qui voudrait se débarrasser de lui ? Pourquoi ? Que va-t-il faire ? Rester allongé et se laisser faire ?]

Avez-vous remarqué toutes les questions soulevées par l’histoire en seulement quelques lignes d’introduction ? C’est ça, la tension narrative. C’est ce qui devrait nous servir de modèle.

Rythme

Au fond, l’objectif de la tension narrative, c’est de faire naître la curiosité chez vos lecteurs. Que vous écriviez une histoire d’horreur ou une romance légère, leur curiosité doit être éveillée pour qu’ils tournent les pages. Si vous vous débrouillez bien, ils voudront voir ce qui se passe ensuite ; ils auront besoin de voir ce qui se passe ensuite. Ils se sentiront obligés de continuer à lire, même s’il est tard ou qu’il reste encore beaucoup de pages à lire.

La progression logique de vos scènes, ainsi que les questions qui alimentent l’action de ces scènes, c’est ce qui va piquer la curiosité de vos lecteurs. Mais le rythme de votre tension narrative est tout aussi important. Le rythme de votre récit, c’est comme l’allure d’un cheval et un cheval lent est un cheval qui ne gagne rien.

Pour vous assurer que votre rythme est le bon, voici quelques conseils :

  1. Faites en sorte qu’il se passe quelque chose. Le plus gros problème dans la plupart des histoires est qu’il ne se passe pas grand-chose. Il n’y a pas de tension narrative sans action.
  2. Faites en sorte que votre protagoniste mène cette action. Le lecteur veut s’identifier au héros et, à travers lui, vivre le voyage dans lequel l’histoire l’entraîne. Lorsque le héros est passif, inactif ou spectateur de l’action, l’intérêt du lecteur diminue.
  3. Ne confondez pas le présage et la prévision. Le présage est un outil littéraire par lequel vous utilisez le ton et le style pour créer une ambiance ou évoquer un sentiment, en général quelque chose d’inquiétant. Ça permet de créer du suspense. Mais lorsque vous annoncez directement au lecteur que quelque chose (en général) de mauvais va se produire, vous faites une prévision et vous éliminez tout le suspense qui aurait pu renforcer la tension narrative.
  4. Ne brisez pas le quatrième mur. C’est souvent une excuse pour dire au lecteur ce qui va se passer avant que ça ne se produise, et ça aussi, ça casse le suspense. C’est le fameux « Si seulement j’avais su », qui est passé de mode et, le plus souvent, assez mal amené. Comme dans : « Si seulement j’avais su qu’à la fin de la journée/nuit/semaine, ma carrière/romance/vie serait changée à jamais. » Là encore, vous privez vos lecteurs de l’élément de surprise. Pire encore, vous les sortez de votre histoire pour le faire.
  5. Augmentez les enjeux. Donnez à votre héros des obstacles de plus en plus grands à surmonter au fur et à mesure que votre histoire progresse ; rendez les questions narratives de plus en plus difficiles.
  6. Ajoutez le tic tac d’une horloge si vous le pouvez. Donnez à votre protagoniste une date limite bien définie : s’il ne trouve pas la bombe avant 14 heures, elle explose ; si elle ne dit pas à sa mère de sortir de sa vie avant vendredi, elle ratera l’occasion de s’envoler vers le soleil couchant avec son bien-aimé lors d’une croisière aux Caraïbes.
  7. Suivez ce conseil de Lee Child : « Écrivez les passages lents rapidement et les passages rapides lentement. »
  8. Ne vous éternisez pas sur les descriptions. Tenez-vous-en à un seul détail révélateur. Inutile de décrire tous les traits de votre héroïne ; dites-nous simplement qu’elle ne sort jamais sans son mascara.
  9. Ne laissez pas vos personnages parler trop longtemps. Le dialogue ne doit pas remplacer l’action.
  10. Visez la clarté avant tout. Si les lecteurs doivent s’arrêter pour réfléchir à ce que vous essayez de dire (ou pire, relire un passage), vous risquez de les perdre et de ne jamais les revoir.

Coralie Raphael
Coralie Raphael

Je parle beaucoup d'auto-édition et essaie d'aider les auteurs à comprendre dans quoi ils mettent les pieds. Parfois j'écris aussi des livres.
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2 commentaires

  1. Hey ! (un commentaire, ahaha, ça faisait longtemps :D)

    Intéressant ton article, j’ai juste deux points que j’aimerais un peu nuancer. Les descriptions si elles doivent être dynamiques sont quand même indispensables pour donner de la force au récit. Le piège serait de vouloir faire des descriptions minimalistes pour augmenter le rythme narratif… et ça ne marche pas bien, parce qu’on ne parvient pas à se projeter dans un univers et à éprouver de l’empathie pour les personnages si on ne comprend pas dans quoi ils évoluent. Tout est une question de dosage, mais un seul détail révélateur, ça me parait bien peu. =)
    Pour les dialogues, parler = agir, comme dirait McKee. Le dialogue est une action. =) C’est quelque chose qu’on perd souvent de vue dans l’écriture des dialogues.

    • Tes remarques sont toujours très pertinentes, Monstrothécaire. Merci ! Pour les descriptions, j’aurais dû le préciser, je faisais référence à celles des personnages. C’est certain que pour le cadre, lui, doit être suffisant décrit pour que le lecteur puisse s’imaginer dedans.
      Quant aux dialogues, d’accord aussi ! Et c’est pour ça qu’il vaut mieux éviter les longs monologues.

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